Le corse, une langue vouée à siffler les chèvres ?

Il y a quelques années, un brillant écrivain corse, auteur prolifique et méritant, couronné de diverses récompenses et reconnaissances, avait évoqué, dans un célèbre journal hebdomadaire de grande audience, son sentiment que la langue corse n’était entre autres choses qu’une « mosaïque de dialectes », qui « parvient tout juste à exprimer les sentiments de l’ordinaire des jours » et n’aurait « guère en commun qu’une certaine façon de siffler les chèvres ». Des propos blessants, ou du moins ressentis comme tels, qui avaient provoqué à l’époque quelques protestations à différents niveaux de la société insulaire.

Avec le recul, j’ai trouvé utile de réfléchir de manière dépassionnée à ce genre de questions afin de me demander en quoi ce type de raisonnement pouvait être contestable et fallacieux.

Bien sûr, je ne parlerai que d’arguments. Hors de question pour moi de jeter l’anathème sur qui que ce soit ou de faire un procès d’intention à un illustre compatriote avec à peine vingt ans de retard. Il ne sera évoqué qu’un seul propos. Pas question non plus de m’attarder sur tout ce qui n’a pas directement trait à la langue dans ce texte. Vous voilà prévenus.

Déjà, ce qui saute aux yeux à la lecture de ces mots, c’est le mélange d’évocation de faits et d’opinions qu’ils constituent. De prime abord, rien d’extraordinaire à cela tant la pratique est répandue, et totalement inoffensive dès lors que le lecteur garde bien à l’esprit de ne pas confondre les deux.

Ainsi, que la Corse soit peu peuplée, que sa langue soit de veine italique et ait longtemps été majoritairement orale et assez peu écrite, nul ne songe à le nier.

En revanche, dire que cela est « un peu court pour affronter le XXIe siècle ou utiliser un ordinateur » ne tient que de l’appréciation personnelle. S’il m’était possible de m’adresser à l’auteur de ces lignes, j’aurais envie de demander : « pourquoi ? » Que signifie « affronter le XXIe siècle » ? En quoi serait-il impossible d’utiliser un ordinateur en se servant de la langue corse ? Je ne comprends pas. Et quand bien même la terminologie nécessaire n’existerait pas, pourquoi devrait-on s’interdire de la créer ? Le génie d’un Eliezer Ben Yehudah est là pour nous prouver que l’on peut très bien enrichir et moderniser une langue qui en aurait besoin.

De même, l’affirmation qu’une langue « se fonde sur des chefs d’œuvres » reste une opinion, et non un fait. Comment définir un chef d’œuvre ? C’est une appréciation personnelle, encore et toujours. Et quand bien même n’existerait-il pas de « chefs d’œuvres » en corse – ce qui n’est pas mon sentiment – qu’est-ce qui interdirait qu’il en soit écrit à l’avenir ?

Même remarque pour le fait que l’apprentissage obligatoire du corse serait une « mutilation de l’intellect des élèves ». Pourquoi ? Y aurait-il quelque chose d’handicapant à souhaiter l’apprentissage d’une langue ? Etonnant concept s’il en est. Quant à dire que celui-ci serait susceptible de porter un « mauvais coup […] à la langue française » ? Pourquoi ? Comment le fait d’inciter fortement à la sauvegarde d’une langue en péril d’extinction pourrait-il constituer un péril pour l’une des dix langues les plus parlées au monde ? Là encore, le lien de cause à effet ne me saute pas aux yeux. D’autant moins lorsque les études tendent à prouver que le bilinguisme accroît les capacités cognitives.

Pour m’arrêter là, en laissant, il est vrai, bien des choses de côté, je dirai que si je suis d’accord pour dire que la langue corse est en très grand danger, je pense au contraire que c’est bien pour cela qu’il faut tout faire pour la sauver.

Toutes les langues ont vocation à l’universel, j’en suis convaincu, et il n’y en a pas une qui doive se restreindre à un domaine donné, qui soit impropre à exprimer tel ou tel aspect du monde humain. Tout n’est qu’une histoire de volonté. De volonté et d’imagination.

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